Société
Portugal // Expérience
Personne ne nous prévient jamais des choses importantes. Alors autant le dire tout de suite, à Lisbonne, l’hiver ne dure que trois mois mais il est glacial. Et il a ceci de particulier qu’il s’invite dans les appartements et vient vous chercher dans vos lits. Vous ne dormirez pas tranquille tant qu’il ne sera pas parti. Récit.
Ça sentait le gaz…
Gling, Bling, Gling. Dans mon quartier, un camion passe. Il fait Gling, Bling, Gling, au gré de ses cahots, des pavés de la rue et des virages du conducteur. Depuis une semaine, il passe trois fois par jour et c’est presque devenu un intime de mon quotidien. Gling, Bling, Gling, à son bord, des dizaines de bonbonnes de gaz s’entrechoquent. Elles attendent d’être descendues. Elles espèrent un regard, une attention. Ça viendra. Tout viendra. À commencer par la pluie, les draps humides, le brouillard du matin, le brouillard du midi, le brouillard du début de soirée et celui de la fin de soirée. Celui du milieu de la nuit. Et celui de l’aube. L’été est encore là, pourtant. Les shorts sont courts, le temps au beau fixe et les plages de fin octobre encore parsemées de flâneurs. Mais l’hiver arrive. Seuls les vrais Lisboètes le savent.
Alors, ils s’équipent. Le camion s’arrête au pied de chaque immeuble. L’homme descend. Il fait Bling, Gling, Bling, c’est la monnaie qui remplit les énormes poches de son pantalon de travail, cette fois. La bonbonne de gaz coûte 27,90€, il lui faut beaucoup de ferraille parce qu’il a beaucoup de clients. Inlassablement, il sonne aux interphones, jette les 15 kilos sur son épaule et monte les étages. Gling. Bling. Gling. Ses pièces tintent à chaque marche. Il livre la bonbonne neuve, récupère l’ancienne, donne la facture, fouille sa poche. Bling. Bling. Bling. Bling. Bling. Tend ou garde la monnaie selon la ténacité du frigorifié et retrouve son camion. Au pas de course. Il y a tant d’autres personnes à livrer, la guerre ne fait que commencer. Et quand il part, le livré se précipite sur son chauffage à gaz pour l’allumer et se rue vers sa couette pour s’y réfugier. Hier encore, c’était l’été, mais l’hiver est arrivé sans prévenir et s’est attaqué aux moëlles épinières les plus solides.
J’ai mis longtemps à accepter cet état de fait. Le froid de Lisbonne vous traque, vous attrape et ne vous relâche que vidé. Venant de Paris, je m’étais dit que la relative fraîcheur de la péninsule ibérique ne pourrait rien contre moi. Que j’étais immunisé et que j’allais passer l’hiver le plus doux de ma vie. En réalité, c’est encore pire, je n’y avais même pas songé. Dans ma tête, Lisbonne c’était la plage, le soleil, les bières fraîches et les étés chauds. J’ai pris un appartement. Il était lumineux et avait de grandes fenêtres dont l’orientation prévenait l’étuve l’été tout en permettant la lumière. « Idéal » avait dit l’agent immobilier. J’étais heureux. Serein. Épanoui. Et puis est arrivé le froid, donc. Sournoisement et par derrière comme la calvitie, il s’est approché de moi et m’a saisi à la carotide avant de s’attaquer aux profondeurs de mes entrailles. On était à la mi-novembre de ma première année en ville. On venait de passer directement du plein été aux recoins les plus sombres de l’hiver grâce au miracle portugais qui supprime l’automne. Pour la première fois, je me suis tourné vers les murs de mon si bel appartement à l’orientation « idéale ». Je les ai scrutés durant de longues minutes mais ils restaient désespérément vides. Pas l’ombre d’un chauffage, pas le relief d’un tuyau d’eau chaude. En passant ma main le long de ces parois, en les caressant du mieux que je pouvais j’ai constaté à quel point, eux aussi, avaient froid. Ils suintaient des larmes gelées, ils grelotaient en me regardant si tristement que j’ai compris qu’on était ensemble dans cette galère. Livrés à nous mêmes, il fallait partir à la guerre avec eux plutôt que contre eux.
J’ai demandé aux voisins, aux collègues, au quartier. On m’a dit qu’il n’y avait pas de chauffage central à Lisbonne. J’ai insisté : « Pardon !? » Je me suis agité. J’ai hurlé. On m’a répété la même phrase mot pour mot et on m’a dit de mettre un pull. J’ai mis un pull. J’ai mis un sous-pull. J’ai mis trois T-shirts et un Damart. J’ai mis un plaid sur mes épaules et de gros chaussons au bout de mes pieds – ceux en peau de mouton, pas les synthétiques –, j’ai enfilé de grosses chaussettes et une écharpe. J’ai cru un instant que j’étais en train de gagner la bataille mais le bout de mon nez m’a dit le contraire. Tombé en premier au combat, il hurlait que j’avais encore froid. J’ai failli me tourner vers cette bouteille d’aguardente qui dormait dans le placard au dessus de mon frigo mais j’ai eu la lucidité de regarder l’heure avant de la dégoupiller. Heure réelle: 10 heures du matin. Heure ressentie : 19 heures. Verdict : beaucoup trop tôt pour de l’alcool à 50%, je me suis rabattu sur une bière et une solution plus saine pour entamer une lutte sans merci. J’ai demandé à droite. J’ai demandé à gauche. J’ai ouvert des bouquins, j’ai lu qu’au XVIIe siècle déjà, les voyageurs se plaignaient du froid à Lisbonne. Que le baron de Cormatin disait : « Pendant l’hiver, le froid est assez sensible en Portugal ; on n’y a cependant de cheminée que dans les cuisines ». Mais je n’ai trouvé nulle part de solution miracle. Alors je me suis dit que j’allais tout tenter. Je le devais à mes murs, les pauvres. Personne n’a jamais rien fait pour eux. Ils sont en tabique, typique croisillon de bois de Lisbonne rempli de tous les gravats et résidus que les constructeurs avaient sous la main. Synonyme courant : passoire thermique.
Bouillotte de Noël, chaussons de mouton et échelle du Groenland
On m’a dit de me concentrer sur les fenêtres et les portes. De les calfeutrer et d’en boucher chaque interstice. Que c’était de là que venait le problème, elles sont si fines, si mal isolées. Je me suis approché de mes grandes vitres – si belles, hier encore – et j’en ai profité pour établir ce que j’aime appeler « Mon échelle du Groenland ». Elle me semble assez proche de la réalité et assez pointilleuse. À deux mètres des fenêtres, je suis à Qaqortoq, sur la côte sud du pays. -20°C presque à l’aise en Vilebrequin. À un mètre, je passe en ville, à Nuuk, le vent glacial fouette mon visage et me gèle de l’intérieur. 50 cm, les engelures guettent, les engourdissements aussi. 30 cm, -69°C, mes poils de nez se transforment en stalactites. 20 cm, mon cerveau givre. 10 cm. Sortez moi de là ! Fin de l’expérience. Effectivement, mes fenêtres sont mal isolées, il y a des trous sur les côtés et trois centimètres de battement entre la plinthe et le cadre, autorisant un vent polaire à terrifier mon appartement du matin au soir. J’ai acheté des boudins de porte. J’en ai acheté 30. J’ai acheté des baguettes isolantes. Je les ai mises à toutes mes fenêtres. J’ai retravaillé l’étanchéité de chacune d’entre elles Je l’ai fait minutieusement. Avec des cartons scotchés à chaque vitre et des volets fermés par dessus. Mais le froid persistait. Il a ceci de particulier qu’il est ami avec le désespoir, le froid. Ensemble, ils vont au café, se font des cinémas et s’associent pour nous torturer la nuit en s’immisçant dans chaque interstice de nos âmes. À chaque nouvelle acquisition, j’ai cru pouvoir le vaincre. On appelle ça le syndrome de l’imposteur. J’avais tellement envie que ça marche. Il fallait que ça marche. Mais le schéma était toujours le même : 10 minutes : « Il fait meilleur là, non ? » 20 minutes : « Oui il fait bien meilleur ». 30 minutes. « Il fait presque bon ». 40 minutes. « Ah non, putain qu’il fait froid ! ». Sous-Pull. Petit pull. Gros Pull. Bonnet. Écharpe. Retour à la case départ.
[…]
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Texte:
Ianis Periac
Illustration:
Jay Stoner
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