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La musique ne s’est jamais aussi bien portée

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Ses recettes s’élevaient à plus de 50 milliards de dollars en 2020 selon Goldman Sachs, toutes sources de revenus confondues – découlant des droits d’auteurs ou d’exploitation – et passerait la barre des 130 milliards en 2030 tandis que le streaming (payant), sauveur du secteur face à la piraterie massive des années 2000, en assure désormais la croissance. En 2021, ce n’est plus un concept humaniste, la musique est véritablement ce langage universel qui rassemble l’humain. Elle n’a jamais été aussi accessible, facile à produire et à diffuser tandis que ses modalités d’écoute semblent infinies à l’ère d’applications comme Tik Tok, que les nouvelles générations adoptent en masse. Le plus beau dans la musique, révolutions technologiques et sociétales suivant leurs cours, c’est qu’elle continue de nous faire vibrer sans qu’on sache vraiment pourquoi !

Des mutations qui ne permettent pas à l’industrie de s’asseoir longtemps sur ses acquis

Jusqu’au milieu du XXe siècle, la musique était un art que l’on appréciait exclusivement en direct. L’idée qu’on pût « réécouter » une performance n’effleurait pas les esprits. Quel ne fut pas le frisson qui parcourut alors l’échine de toute une communauté lorsque sont apparus les premiers disques microsillons en 1948 ! Le champ des possibles venait de s’ouvrir, infini, pour les créateurs et les promoteurs, dont la musique n’était soudain plus tout à fait éphémère et dont on allait pouvoir tirer un profit « passif » dans le temps. 

Chemin faisant, les supports d’enregistrement (physiques) et d’écoute ont évolué pendant presque un demi-siècle de sorte qu’artistes, compositeurs, producteurs, maisons de disques et distributeurs ont pu et su capitaliser sur la possibilité d’enregistrer la musique et, à la fin des années 90, les revenus du secteur étaient à leur apogée. On parlait volontiers d’âge d’or de la musique. 

Pourtant, une nouvelle révolution s’annonçait déjà depuis 1993 et l’invention du fichier MP3, nouveau format musical dématérialisé. À la toute fin de la décennie, le monde de la musique tremble sur ses fondations, les plateformes de partage de ces fichiers débarquent, Napster en tête, qui usent d’internet pour permettre le téléchargement de ces fichiers audio librement, en peer-to-peer. La notion de redevance issue des droits d’auteur et d’exploitation est complètement évincée. Le bonheur des consommateurs, qui accèdent désormais à des centaines de millions de titres en quelques clics, fait le malheur des compositeurs, des interprètes et de leurs ayant droits, dont beaucoup mettent la clef sous la porte. La musique (enregistrée) devrait être gratuite ! Tel est en somme le message indélébile que martèlent ces nouvelles plateformes. 

Mais télécharger des fichiers apparaît rapidement comme un processus laborieux à l’ère d’internet et, dès 2006, naît la plateforme de streaming audio bientôt la plus célèbre et puissante de toutes :  Spotify !  Comme Apple Music et autres Deezer, elle gagne peu ou pas d’argent à ses débuts, usant des revenus publicitaires pour ne pas renier le principe de la gratuité de la musique numérique instauré quelques années plus tôt et se concentre sur la croissance de sa communauté d’utilisateurs. Les titres sont désormais diffusés sur demande, instantanément ou presque, sans besoin d’espace de stockage, pourvu qu’on soit connecté à internet. Dans les années 2010, ces plateformes sont fins prêtes à monétiser leurs services : la musique au format numérique est donc gratuite, OU PRESQUE, selon qu’on accepte ou non la diffusion de publicité sur son écran, qu’on veuille ou non pouvoir l’écouter depuis son smartphone, ou qu’on soit plus ou moins sensible à la qualité sonore de certains nouveaux formats, supérieure à celle du bon « vieux » fichier MP3. Selon Goldman Sachs, il y avait 442 millions d’abonnés à des plateformes de streaming en 2020 tandis que Spotify déclare aujourd’hui en concentrer près de 160 millions à elle seule et que la somme de ses utilisateurs mensuels, qui payent ou non un abonnement, serait supérieure à 350 millions de personnes. 

Ces cinq dernières années enfin marquent l’avènement de la toute-puissance des réseaux sociaux et de leur rôle inégalable dans la façon dont on découvre ou redécouvre ses morceaux favoris. Un phénomène générationnel par excellence ! Selon une étude menée par Tik Tok aux États-Unis, 75% des utilisateurs découvrirait de nouveaux artistes sur l’application mobile. Quand on sait qu’ils sont entre 500 millions et plus d’un milliard (selon les sources) dans le monde, uniques et actifs par mois, on prend rapidement la mesure de la nouvelle révolution en cours.   

Être talentueux : le b.a.-ba de l’artiste en 2021

Au commencement était le talent dont la création artistique était l’expression. Simple ! Au-delà du postulat cependant, dans la musique, rien ne l’est vraiment. Qu’est-ce qu’un artiste ? Qu’est-ce que le talent ? Des questions presque philosophiques, qu’on s’est toujours posées et auxquelles les premiers intéressés répondent désormais à l’aune de mutations récentes ; et ils semblent concorder sur un point : le talent n’est aujourd’hui plus grand chose s’il n’est pas accompagné de compétences ! 

Sanji Tandan était directeur général de Warner Music Group en Suède au début des années 2000. Il s’est justement fait connaître dans le métier pour sa capacité à « dénicher des perles », qu’il « signait » ensuite chez des labels indépendants comme Sounds of Scandinavia ou chez ceux que le groupe Warner a rachetés au fil des ans et qu’il a eu pour mission de faire briller, comme Magnet Records au Royaume Uni ou Metronome AB en Suède. Selon lui, le succès est l’ultime preuve du talent. « Je me moque pas mal de savoir si un artiste a été fabriqué par tel ou tel label, s’il est surtout bon interprète donc incomplet, comme on entend souvent dire, ou s’il s’est fait tout seul, qu’il écrit, chante et produit ses propres morceaux. Des monstres comme Franck Sinatra ou Elvis Presley n’ont jamais écrit une seule ligne. La musique vous touche ou non, un point c’est tout ». Et d’ajouter qu’il admire autant Olivia Rodriguez, artiste façonnée par Disney, que Billie Eilish, l’ovni insaisissable du moment. 

Pourvu qu’il y ait le frisson donc, à quoi bon se questionner sur la genèse de ce qu’on découvre à la radio, sur Apple Music ou Tik Tok ? C’est le point de vue légitime du consommateur, qu’on adopte probablement tous, consciemment ou non. Pedro Tenreiro, ancien A&R pour la maison de disques Valentim de Carvalho et désormais fondateur de Yéyé, la radio web urbaine basée à Porto, s’accorde lui aussi à rendre à César ce qui est à César et admet que fort heureusement, le talent est une notion subjective et que la substance est tout : « on peut être le meilleur guitariste du monde, venir d’une autre planète d’un point de vue technique […] mais produire une musique qui ne transporte personne. Parle-t-on alors de talent ? Je ne le pense pas ». Il porte en revanche un regard plus critique et nostalgique sur l’évolution du rôle de l’artiste et, par extension, du sien : « je viens d’une époque où tout ce qui importait était la recherche de cette émotion. Valentim de Carvalho me permettait d’être dans cette quête permanente du diamant brut mais beaucoup de labels sont aujourd’hui bien obligés d’avoir une approche plus commerciale pour ne pas péricliter. Mon rôle de A&R était d’étendre la connaissance musicale des artistes en studio, structurer leurs influences, leur donner des conseils de mixage, élargir leur champ des possibles ou au contraire le réduire pour leur permettre de faire des hits ». 

Mais alors, qu’est-ce qui a changé ? Eh bien, les artistes ont désormais un accès direct et permanent à leur public, ils peuvent interpréter l’impact de leurs créations sans filtre. Ils deviennent multidisciplinaires par la force des choses, ont conscience que la concurrence est féroce, que 80 000 nouveaux titres sont chargés tous les jours sur Spotify, qu’ils doivent convaincre par leur sincérité et leur originalité sur les réseaux sociaux, en interview ou à la radio lorsqu’ils ont la chance d’y passer, s’ils veulent se démarquer. Pour cette immense majorité d’auteurs, interprètes et compositeurs qui font cavaliers seuls ou s’organisent avec des producteurs, des labels et des distributeurs indépendants, il faut à tout prix élargir ses connaissances pour pallier au manque de budget et comprendre chaque fois mieux dans quelle direction souffle le vent de la reconnaissance. Une approche dépourvue de notions commerciales et marketing revient, même avec tout le talent du monde, à faire de la musique pour soi et à laisser au hasard des rencontres le soin de vous faire vivre dignement de votre art. 

Les artistes indépendants l’ont compris. Romain Dautel est auteur, chanteur et musicien du groupe de doom stoner Bright Curse. Il a (temporairement) laissé de côté les tournées et les sessions d’enregistrement pour subvenir aux besoins de sa famille de façon plus « stable ». Selon lui, ceux qui ont le plus rapidement compris le nouveau business de la musique, dès les années 2000, sont les rappeurs. « Il lançaient un single sur internet et s’ils arrivaient à percer, ils ne signaient que des accords de distribution (de disques) chez un label, conservant ainsi la majeure partie des redevances et, si le single faisait flop, ils passaient à autre chose et ça ne leur coûtait rien ou presque ». Une approche que ne peut cependant pas se permettre tout artiste, même en 2021, car la musique est aussi une affaire de codes, qui varient d’un style musical à l’autre. Dans le stoner doom par exemple, si l’on veut faire son trou, simplifie Romain, « il faut jouer sur des amplis les plus vieux possible, graver sa musique sur vinyle et faire des tournées. C’est old school par essence ! » Un style musical qui coûte donc cher. Il convient ainsi de sous-traiter le moins de tâches possibles et de trouver sans cesse des alternatives : lancement de campagne de financement participatif, apprentissage du mastering, organisation de la production de goodies pour compenser le coût des tournées, chargement des premiers titres sur Bandcamp (boutique de musique en ligne) … ce système D, les artistes comme Romain le connaissent bien.

Outre le coût, prendre soin de son image et de sa communauté de fans est à n’en pas douter le deuxième argument qui pousse á l’acquisition de nouvelles compétences. Et les fans, que les tournées battent leur plein ou qu’on soit confinés, on les trouve désormais sur les réseaux sociaux ! Aine Cronin-McCartney, manager de la chanteuse pop Reevah et présentatrice radio à Dublin, a pour mission de sélectionner parmi les morceaux chargés sur l’uploader (site de dépôt de fichiers musicaux numériques) de la BBC One, ceux qui seront joués en prime time et permettront aux auditeurs irlandais de découvrir de nouveaux talents. Selon elle, « les artistes doivent avoir une raison de l’être et si leur musique est le prolongement sincère de ce qu’ils sont, alors oui, ils trouveront leur audience ». Cette sincérité doit transpirer dans la musique… et dans tous les communiqués de l’artiste ! Tik Tok joue désormais un rôle massif en la matière, principalement pour la génération Z (née après 1995), qui compose plus de 60% de ses utilisateurs.

Les (nouvelles) tendances musicales

Les partisans du « c’était mieux avant » perdent vite leur voix face à la profusion des créations musicales d’aujourd’hui. Pas le temps de s’appesantir sur un classement ou de revendiquer quelque influence du passé que ce soit ! Les artistes et les labels sont pressés, en témoigne la disparition des temps de respiration dans la musique dite mainstream et le processus de capitalisation des genres musicaux – qui donne parfois l’impression, à la radio comme sur une playlist en streaming, que dix performances se succèdent et se ressemblent toutes. Oui, la production musicale du XXIe siècle a ses travers, oui parfois, l’abus d’auto-tune ou de beats afro aseptisent la pop et le rap, la compression des fichiers audio rend la musique fade pour qui a l’oreille affûtée et l’on prête désormais une attention toute particulière à des notions comme les battements par minute lors de la création même de nouveaux morceaux afin de faciliter leur identification et leur mise en avant par les algorithmes des grandes plateformes de streaming. Mais si l’on n’a certes pas réinventé le jazz ou le blues ces cinq dernières années, la qualité et la créativité de certains artistes – et désormais producteurs – marqueront néanmoins l’histoire de la musique.

[…]

Article complet au format papier dans Mayonèz Mag Nº5. Retrouvez tous les aperçus d’articles de Mayonèz Mag dans la section Archives.

The Legendary Tiger Man

L’artiste qui sait vivre avec son temps

Sanji Tandan

Ex directeur général de Warner Music Group en Suède et entrepreneur

Pedro Tenreiro

Ancien A&R pour la maison de disques Valentim de Carvalho et désormais fondateur de Yéyé

Aine Cronin-McCartney

Manager de la chanteuse pop Reevah et présentatrice radio à Dublin

Romain Dautel

 Chanteur et musicien du groupe de stoner doom Bright Curse

Jeff Lennon

DJ et insatiable digger de soul et de funk, ex-producteur du label de hip hop Kreatic Records

Matt Weir

Cofondateur de Tuesday Club, studio de production basé à Belfast – qui a notamment enregistré Brian Adams

Guy Foucher

Réparateur prisé d’équipements analogiques

Martin Quach

Cofondateur de Musiversal

Dan Ghenacia

Cofondateur de l’Alpha Wave Experience

Calum Anderson

Responsable des partenariats créatifs chez Universal Music Group, à Sydney

Texte:

Rémy Genet

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